Discours à l'UNESCO - 9 juillet 2012

Paul Schaffer, président d’Honneur du Comité Français pour YAD VASHEM, membre du bureau de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah

Mesdames, Messieurs les Ambassadeurs,
Madame la Directrice Générale de l’UNESCO,
Monsieur le Président de VERBE & LUMIERE,
Monsieur le Directeur du Centre Simon Wiesenthal, 
Messieurs les Représentants du Centre Russe de l’Holocauste,
Chers lauréats du concours international de Russie,
Mesdames, Messieurs,

Rescapé de l'enfer d'Auschwitz, fidèle à la mémoire, après avoir été le témoin de la Nuit de Cristal à Vienne quelques années plus tôt, je suis très touché que l’Association « VERBE ET LUMIERE » m’ait invité à dire quelques mots aujourd’hui, à l’occasion de la venue à Paris des lauréats de Russie choisis parmi plus de 1700 candidats. 
Je le suis d’autant plus, que ce lieu, l’Unesco, dédié à l’éducation, à l’humanisme et à la paix, a, depuis quelques années enfin commencé à accorder à l’enseignement de la Shoah une place importante au regard des objectifs qui sont les siens.
Je voudrais enfin féliciter les représentants du Centre Russe de l’Holocauste pour les actions qu’ils mènent depuis des années, en faveur de la transmission de la mémoire de la plus grande tragédie ayant frappé la civilisation occidentale.

J’ai été déporté de France en 1942 à l’âge de 17 ans, avec ma mère et ma sœur vers Auschwitz. Elles furent gazées à leur arrivée. Je me suis évadé en 1945 après “la marche de la mort” du train qui amenait les déportés survivants vers l’intérieur de l’Allemagne. J’ai été libéré peu après par une patrouille soviétique, plus exactement le 27 janvier 1945, ce même jour où l’Armée Rouge découvrait et libérait le camp d’Auschwitz-Birkenau. Cette date est pour moi plus que celle de ma libération, elle est celle de ma deuxième naissance. 
Vous pouvez donc facilement imaginer mes sentiments de reconnaissance à l'égard de vos compatriotes et je profite de notre rencontre pour leur exprimer encore une fois ma gratitude. Je sais le prix qu’ils ont payé et ce que notre liberté leur doit.

Les lauréats dont les travaux vont sans doute nous être présentés, se sont penchés avec rigueur sur le destin des victimes de la barbarie nazie, particulièrement violente dans leurs régions, en abordant également des thèmes plus larges.

Quant à moi, je voudrais insister sur une question : celle de notre retour en France et l’incompréhension générale à l’égard des survivants de la Shoah. En effet à notre retour en France, un mur nous séparait de ceux qui avait souffert autrement.

C’est donc de la transmission de notre dramatique vécu, la sauvegarde de la mémoire et son évolution dont je veux vous parler.

A notre arrivée nous devions avant tout nous appliquer à convaincre ceux qui acceptaient de nous écouter de la véracité de nos récits. Il nous fallait dépeindre l'invraisemblable, trouver les mots justes pour faire comprendre l'inimaginable, avec les mots d’avant qui ne convenaient pas. Il fallait tenter de faire admettre que nous venions quasiment d'une autre galaxie, d'où nul ne devait revenir. Nous nous heurtions à l’impossibilité d’imaginer l’horreur, d’expliquer l’inexplicable. Il n’existait aucune place dans le cerveau humain pour y caser notre drame. Nous venions simplement troubler la quiétude d'une population émergeant à peine d’une guerre, qui avait engendré de multiples privations et souffrances, évidemment incomparables aux nôtres, mais qui seules comptaient pour elle. Pour finir, nous paraissions même suspects à certains, puisqu'ayant survécu aux atrocités dont nous disions avoir été témoins et victimes. Nous avons bien essayé d’expliquer mais devant ces difficultés, cette incompréhension, ce décalage, pour un grand nombre d’entre nous et pendant un long moment, ce fut le silence qui l’emporta et le constat d’un impossible dialogue. Le silence a tout écrasé. Nous nous sommes tus en essayant de nous reconstruire, de reconstruire une vie, de trouver un travail et de fonder une famille.

Puis, progressivement, en France, les différentes thèses nationales et historiques se sont succédé et avec le temps, l’importante bibliographie, les images, les films, le nombre considérable de témoignages ont fini par imposer la vérité. La construction de lieux de mémoire, l’oganisation de visites accompagnées sur les lieux des crimes ajoutaient à la connaissance de ce que nous avions vécu.

La seconde phase a été celle où nous avons pris la parole pour enseigner et contribuer à l’éducation des générations suivantes. Nous complétions les livres d’Histoire et les connaissances des historiens. Enfin les historiens étaient à notre écoute.

Notre souci a été, au-delà du récit de notre histoire particulière, de faire comprendre comment des hommes ont pu organiser le plus grand massacre collectif de l’histoire des hommes à partir de directives étatiques perverses qui ont fait d’eux des meurtriers. Nous souhaitions surtout éveiller une vigilance permanente des futurs citoyens, leur inculquer le respect de la vie et celui du prochain, afin que la catastophe que nous avions subie ne puisse plus jamais se reproduire.

Je peux affirmer qu’en retour, les lettres des enseignants, celles des élèves et souvent des dessins des plus jeunes, traduisent leur compréhension et récompensent nos efforts.
Nous poursuivons aujourd’hui les mêmes objectifs, mais une nouvelle dimension est venue s’y ajouter. Notre monde a fortement évolué durant ces dernières années. Des progrès techniques considérables ont vu le jour, mais ils n’ont nullement entraîné un progrès moral comme nous l’espérions. En revanche on assiste à la perte des valeurs éthique, au developpement de l’inculture, les carences culturelles se sont notablement agravées.

La violence a resurgi, associé à un angélisme de mauvais aloi, cultivé par les media, la barbarie est déjà là. L’antisémitisme, le racisme, prennent des dimensions inouïes.

L’ignorance additonnée à la haine produit inévitablement la violence et les drames auxqels nous assistons.
C’est précisement ce que nous nous efforcions d’éradiquer. 
C’est bien la haine de l’autre qui était la source de tous nos malheurs. 
C’est cette haine fanatique, qui a imprégné tout un peuple et leurs complices dans les pays occupés par les nazis. Elle a conduit six millions de Juifs, vers le néant des fosses communes, des ravins d’Ukraine, de Biélorussie, et des camps de la mort, dont les noms, grâce aux efforts de Yad Vashem à Jérusalem et de tous les autres mémoriaux, ne seront jamais oubliés.

Or, ce que je vois aujourd’hui, c’est que les mêmes erreurs se renouvellent maintenant ailleurs! 
La leçon du passé n’a manifestement pas servi ! 
Notre leitmotiv “JAMAIS PLUS” s’est perdu dans l’ignorance et l’agressivité ! 
Le flambeau de l’Histoire serait- il éteint et ne guiderait-il plus les esprits?
Nos craintes refont surface!
Aurions nous manqué notre but, en croyant accomplir notre devoir de transmission?
Les générations qui nous succèdent devront-elles revivre ce que nous avons vécu?
Nous entendons des appels à la destruction d’Israël, proférés devant des instances internationales, sans qu’aucune sanction appropriée ne soit prononcée.
Des livres enseignant la haine des Juifs, circulent sans faire l’objet d’une quelconque condamnation! 
L’internet véhicule des appels au meurtre et parfois même dans la bouche de religieux dont on attendrait des paroles de paix !

Je pense donc que pour nous, les survivants de la Shoah, notre rôle n’est plus seulement de témoigner de ce qui fut. Notre rôle désormais, c’est de lancer un appel haut et fort contre toutes les formes d’antisémitisme, de xénophobie et contre l’education de la haine, aujourd’hui et demain. Cet appel à la vigilance doit être entendu par toutes les citoyennes et tous les citoyens, par toutes les autorités et instances politiques et morales de tous les pays !

Nous le devons au salut de nos enfants, en me temps qu’à la mémoire de chacune des victimes de la Shoah !